UNE IMPROVISATION

Un matin, dans le hall d’accueil de l'Episome, j’ai pris la guitare. La radio habituelle, branchée quasi continuellement sur une station à tubes, s’est tue. Pas par obligation, pas par politesse. A moins que. Cet hall n’est pas très grand. Quelques sièges posés contre un mur donnent assez directement sur une petite baie vitrée où se découpe la porte d’entrée principale du foyer - porte assez lourde, assez régulièrement ouverte, et dont le son très percussif, lorsqu’elle se ferme, est un des éléments acoustiques les plus caractéristique de cet endroit. L’autre élément le plus prégnant, qu’on finit par oublier tellement il est constant, est la radio, ou le lecteur CD (les deux diffusant le même type de musique). Avec le léger ronronnement du distributeur de boisson latéral en arrière plan et les bruits parfois de la cuisine au loin, cette porte d’entrée et le poste radio sont les principales sources sonores qui n’ont pas trait directement aux corps des résidents ou du personnel. Ils forment une frise sonore, continue pour l’un (la radio), discontinue pour l’autre (la porte), que traversent les humains, avec leurs démarches, leurs voix, leurs rires, leurs cris, leurs chants parfois. Le hall est tout cela, et n’a bien souvent que faire de la politesse de la majorité des espaces communs que l’on rencontre au quotidien, qu’ils soient régis par une présence humaine dominant les manifestations sonores du lieu (comme les bruits de pas des gens dans les couloirs du métro), ou par le phénomène inverse (comme le bruit du métro lorsqu’on se trouve dans une rame en mouvement). Ici, l’équilibre est plus constant entre ces deux pôles. Plus fatiguant, aussi. Sauf pendant la nuit, il est rare que ce hall soit vide d’humains, de même qu’il est rare que la porte ne claque pas ou que la radio ne soit pas allumée. Il est même presque impossible de ne percevoir que le son des éléments environnementaux, ou que le son produits par les humains, tant l’un et l’autre sont présents en permanence. A moins que l’écoute fasse l’effort de se focaliser sur telle ou telle source sonore. Au quotidien après tout, nous faisons tous très souvent cet exercice : par exemple, écouter la parole d’une personne au sein d’un groupe où tous s’expriment en même temps. Il est assez rare cependant que nous n’ayons pas des moments pour nous reposer de ces efforts - moment d’écoute plus sereine, plus calme. Dans le hall de l’Episome, l’effort doit être quasi constant. Que la radio soit coupée après que je me sois saisi de la guitare est déjà pour moi, et peut-être pour certains résidents, un petit soulagement. Un repos. Qu’un autre espace sonore puisse naître grâce à cette intervention imprévue forme déjà une cassure dans la répétition du quotidien. Mais que je m’empresse un peu vite d'occulter ! En effet, est-ce lié à l’inscription dans mon corps du flux permanent de la radio, ou est-ce par une sorte de politesse pour atténuer la force assez radicale de son arrêt, toujours est il que mes premières minutes avec l’instrument reprennent cette idée de flux. Non plus des chansons, non plus des synthétiseurs de 1980, mais bel et bien une trame sonore improvisée, à peu près aussi homogène que celle diffusée par les deux petites enceintes du poste radio. Très peu d’interruptions, très peu de silence. Et une écoute a peu près similaire pour les résidents : à savoir une apparente indifférence. Ou plutôt la conscience que quelque chose là sonne qui ni n’empêche, ni n'interrompt, ni ne favorise la vie quotidienne. Et les discussions ou les monologues intérieurs de continuer comme si de rien n’était. Et la vie de suivre son cours, dans laquelle un guitariste (mais que fait-il là ?) a pris une place, parfois remarquée, parfois ignorée. Et mes idées musicales de s’enfermer dans l’instrument, comme seul refuge à une écoute dont je n’ai pas l’habitude qu’elle ne circule pas entre moi et les auditeurs. Ou tout du moins : dont j’ai l’habitude qu’elle soit au moins simulée (qui écoute vraiment dans un concert ?..c’est aussi difficile à dire). Ce qui me déstabilise est sans doutes aussi l’adéquation entre cette écoute peu tangible et ce que j’entends moi même de ce que je propose, qui ne me satisfait pas. Ma proposition musicale est trop proche des habitudes du lieu (un lieu de circulation avec une musique qui l’accompagne). Son impact est à la mesure de cet amalgame d’où le son ne peut rebondir. Il me faut du temps pour sortir de cette impasse. Au bout de vingt minutes peut-être, je commence à voir la possibilité d’un autre espace. Je me mets à beaucoup moins jouer. A ne plus lutter, à ne plus chercher à tracer un fil musical qui me paraîtrait cohérent, et qui voudrait transformer le réel d’une façon trop volontaire. J’essaye de saisir les rares interstices de silence du hall pour y glisser un son - un accord, un intervalle, le glissement d’un doigt sur la corde. L’espace, du coup, commence à sonner. Non pas un espace scindé entre une trame musicale et des manifestations acoustiques aléatoires, mais un espace global, où cette frontière s’estompe. Même si cela reste de l’ordre de l’intuition, je sens que pour chacun - moi-même, les résidents, un membre du personnel qui vient s’asseoir et profiter peut-être d’un climat sonore inhabituellement apaisé - quelque chose de différend se vit alors. La musique s’est faite oubliée, et c’est en la réduisant à de toutes petites unités qu’elle prend paradoxalement sa place et sa force. “Musique” n’est peut-être d’ailleurs pas le mot adéquat - trop flou, trop chargé. C’est plutôt de l’improvisation, réduite à son essence. C’est la perception d’un contexte, d’un paysage acoustique dans lequel l’art du musicien est d’inscrire le son de son instrument. Non pour ramener à lui l’écoute des gens, mais pour saisir le privilège qui lui est donné, justement, de ne pas rajouter une énième musique dans un espace qui en est saturé. Finalement, le thème musical avait été donné dans ce simple geste fait par l’un des résidents : éteindre la radio pour laisser la place à autre chose que de la radio, fut elle en forme de guitare

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