EN FIN

Le jeudi 20 mai, Raphaël et moi avons quitté le Nord en voiture, il était 20H. 
Nous avions déjà suivi plusieurs fois cette route (déserte, cabossée), mais nous nous sommes quand même un peu égarés. Peut-on vraiment perdre du temps ? Notre discussion nous rendait inattentifs à la route, le jour tombait. 
Vers une heure du matin, nous avons fait halte, à proximité de Troyes. Fatigue, d'avoir fini le film et les montages son quelques heures à peine avant le départ, fatigue, d'avoir déjà fait ce long aller-retour quelques jours auparavant, pour commencer l'installation à la Maison Pour Tous, fatigue, de la route et de l'obscurité. 
Le vendredi 21 mai, nous sommes arrivés à 11H à Monthureux-sur-Saône. Le printemps ce jour-là était d'une qualité explosive et douce. Nous avons vu les oiseaux de proie perchés sur les clôtures, les insectes accrochés aux herbes. L'air se balançait dans le vent.
La journée entière a été consacrée à l'installation. 
Heureusement, sur place, il y avait main forte. Sylvie a installé les tables du buffet. Maryse a cueilli des fleurs dans les champs pour décorer ces tables. J'ai recouvert un grand mur de photos, de dessins, de textes. Jean-Marie, Raphaël, Anaïs, Dominique et Marie-Pierre ont installé des tables, disposé la centaine de chaise, fabriqué un studio photo, posé des guirlandes, disposé et numéroté des dessins sur les tables, réglé la sono des trois amplis et réglé l'image des deux vidéoprojecteurs, préparé le pique-nique, disposé les micros sur l'estrade. Je crois que nous avons fini juste à temps. 
À 19H, le public arrivait, par dizaines, et moi je transpirais encore. Je ne m'attendais pas à voir tant de monde. Les habitants du foyer étaient sapés comme des princes. Robes, bijoux, cravates, chaussures cirées, vernis à ongle. Nous nous sommes tous assis dans cette joie légère, un peu électrique. Y'a des cadeaux?, criait Éliane. 
Noir. 
Les uns à la suite des autres, dans l'ordre de proximité au peuple, les hommes politiques ont parlé. À ma demande, le maire, Monsieur Magnien, avait mis son écharpe bleu blanc rouge. Je voulais marquer cette cérémonie de tout le sérieux et le protocole dont nous étions capable. Puis, les trois conseillers généraux, Monsieur Langloix, Monsieur Gerecke, Monsieur Roussel. Angélique les interpelle. Vas-y Alain! Il est beau, lui! Il y a un lien inhabituel qui se crée, un pont depuis la salle jusqu'à l'estrade. Merci, nous en avions tous besoin. Et des joues se colorent. 
Jacques fait un discours, Jacques représente les résidents. Je suis émue de cette adresse directe qu'il me fait, des souvenirs qu'il soulève (notre premier entretien, son jardin, sa chambre brûlée), émue aussi de cette manière qu'il a, de dire les choses comme ça, paf, linéaire, sonore, tenant sa feuille bien droit devant lui, cachant à demi son visage, pour lire précisément et sans erreur les mots qu'il a préparé. Monica Deflesselle parle à son tour. Les résidents ont préparé un cadeau pour moi, une plante spéciale, une plante à mots. Merci. Aujourd'hui elle vit chez moi, j'espère qu'elle grandira. Comme rarement, tous les gens que je veux remercier sont dans la salle. 
C'est à nous. 
Ciné-concert de 35 minutes, voix off en direct (Marie Bouts), bande-son en direct (Raphaël Godeau, guitare), sur un montage image (dessins animés, textes et photographies) : le film s'appelle "FOYER". Les résidents font des commentaires, rient, se moquent et se congratulent, sont attentifs. Il y a une bonne écoute. Fin. 
Nous enchaînons sur la grande  TOMBOLA. 
J'ai signé, numéroté et encadré les 58 dessins originaux qui correspondent au script du film. Chacun leur tour, les résidents tirent un numéro dans un chapeau (voir la définition de « hand in cap ») et gagnent le dessin correspondant. De cet original, ils peuvent faire ce qu'ils veulent (le vendre, le donner, l'exposer, le détruire). Je leur signe des « certificats de don d'oeuvre d'art ». Maintenant, collectivement, ils sont propriétaires de l'intégralité de ce que j'ai produit en les rencontrant : les photographies, le script du film, le film. Ainsi, ils ont les moyens d'exploiter ce travail pour leur compte, de le montrer, le vendre, etc. Ils sont les propriétaires de pièces d'art contemporain. 

Deux choses étaient très importantes pour moi dans ce travail : d'une part, transformer la valeur argent (que j'ai reçue du conseil général pour financer mon travail) en valeur artistique, que je transmet à mon tour aux résidents ; d'autre part fabriquer un objet artistique qui ne soit pas un discours sur des personnes (en situation de handicap mental) adressé à d'autres personnes, mais fabriquer un discours sur des personnes (en situation de handicap mental) s'adressant à ces personnes mêmes. Aujourd'hui, ces gens ont la possibilité de gérer la diffusion du travail documentaire qui a été réalisé les concernant. 

À 22H, nous avions fini de tout démonter. 
Ça a été une drôle de sensation d'achever en deux heures un travail qui nous a pris huit mois, et qui nous a travaillé si profondément dans nos êtres. 

Pour finir, je voudrais préciser une chose : jamais je n'ai fait ce travail dans une visée thérapeutique. Mon travail est uniquement artistique et c'est en ça que je le trouve utile (à fortiori dans un établissement où tout acte est dédié au soin ou à l'éducatif).


1 commentaire:

SofiaK a dit…

Marie,
je n'avais jamais eu (pris?) le temps de lire ce texte.

merci.

Je regrettais tellement de ne pas avoir pu y être.
Ta façon de vivre, décrire, transmettre ce moment me permets de ressentir qu'une partie j'imagine le côté exceptionnel de cette soirée!